Constituées de grands cylindres percés en leur centre, les pierres de l’île de Yap (Fédération des États de Micronésie) sont vraisemblablement les monnaies les plus lourdes et encombrantes que l’on connaisse, du moins dans une période récente. Utilisées exclusivement à Yap, ces monnaies singulières ont donné à ce petit territoire une grande notoriété dans le monde des numismates et des économistes.
Aujourd’hui encore, les grandes roues de pierre dressées devant les demeures des habitants de Yap intriguent les visiteurs. Si leur usage en tant que monnaie est certain, leur histoire reste, pour partie, mystérieuse. La première mention de ces monnaies si particulières date du XVIIIe siècle, dans une correspondance d’un père jésuite. Mais c’est au XIXe siècle, avec l’intensification des voyages maritimes, que les témoignages recueillis ont permis de les connaître un peu mieux.
Elles étaient réalisées en aragonite, une variété de carbonate de calcium qui, curieusement, ne se trouve nullement à Yap mais dans l’île de Palau, distante de quelque 400 kilomètres ! Le processus était le suivant : quelques habitants de Yap étaient envoyés à Palau par le chef de leur village. Avec l’accord du roi de Palau et en échange de présents, ils y prélevaient l’aragonite et réalisaient sur place les roues de pierre destinées notamment à servir de monnaie à Yap. Le trou creusé au centre de la pierre permettait de faciliter son déplacement (un tronc en bois permettait de les faire rouler). Appelées « rai », ces roues étaient ensuite ramenées à Yap en canoë (ou en radeau tiré par un canoë). Il fallait au moins cinq jours de trajet en haute mer ! Elles étaient réparties par le chef entre les habitants du village, le chef gardant pour lui-même les pierres les plus belles.
Depuis quand ces pratiques existaient-elles ?
Il est difficile de le savoir avec précision. De même, la raison pour laquelle les habitants de Yap ont adopté une monnaie aussi étonnante nous échappe largement. Ces rais avaient une valeur considérable dans la société de Yap, peut-être en raison de la beauté de la pierre et de sa rareté mais peut-être également pour des raisons religieuses, leur forme évoquant la lune, astre auquel les habitants de Yap vouaient un culte.
Réserve de valeur, les rais étaient également des moyens d’échange. Selon certains témoignages, les pierres les plus petites étaient utilisées pour payer le poisson, un canoë ou la toiture d’une maison. Les plus grandes pierres pouvaient servir à rémunérer des services entre familles ou villages de l’île, récompenser un danseur exceptionnel, faire des présents à des invités de marque, par exemple.
Compte tenu de leur taille et de leur poids, les pierres les plus grandes restaient généralement à la même place en changeant de propriétaire ! Le nouveau possesseur apposait juste une marque sur la pierre, pour attester de sa propriété. Dans une société fermée où tous les habitants se connaissaient, la déclaration publique du nom du nouveau propriétaire suffisait le plus souvent pour éviter les contestations. Une anecdote, souvent relatée et rapportée par l’anthropologue W. Furness au début du XXe siècle, montre bien le caractère symbolique des rais les plus prisés et, en particulier, des plus grands d’entre eux : il aurait existé une famille à Yap qui avait une réputation de grande richesse, lui permettant d’obtenir différents services, uniquement parce qu’elle détenait un grand rai, tombé au fond de l’eau lors de son transport !
Difficile à réaliser et à transporter
Difficile à réaliser et à transporter, la monnaie de pierre de l’île de Yap, produite en petite quantité, semble avoir longtemps bénéficié d’une grande stabilité. Il en alla autrement à partir de la fin du XIXe siècle où les habitants de Yap découvrirent l’inflation : le nombre des rais se multiplia ; leur taille s’accrut ; les pierres se déprécièrent. Deux phénomènes techniques expliquent cette évolution. D’une part, le recours à des outils en fer au lieu des outils traditionnels en coquillage facilita grandement le travail de la pierre à Palau. D’autre part, les bateaux à vapeur européens rendirent le voyage Yap-Palau et retour beaucoup plus aisé. Un irlandais, le capitaine O’Keefe, en fit même une entreprise lucrative : de 1872 à 1901, il organisa le passage des habitants de Yap vers Palau et leur retour, une fois les pierres taillées. En contrepartie, il obtint des chefs de Yap des travailleurs pour l’exploitation de ses champs de coprah.
Les pierres, qui ne pouvaient guère dépasser un mètre de diamètre lorsqu’elles étaient transportées par canoë, purent donc atteindre, au début du XXe siècle, 3,6 mètres de diamètre et peser jusqu’à 6 tonnes !
Les dernières roues de Yap ont été fabriquées en 1931. Depuis lors, les roues ont conservé certaines fonctions monétaires, parallèlement au dollar américain, devenu la monnaie de l’île. Ainsi, par exemple, l’agence de Yap (fermée en 2002) de la Banque de Hawaï accordait aux habitants des prêts en dollars garantis par leurs pierres. Dans les années deux mille, le gouverneur de Yap put acheter des terres agricoles avec l’un des ses plus anciens rais.
La Cité de l’économie et de la monnaie exposera une pierre de Yap de la collection de la Banque de France dans son parcours permanent. D’un diamètre de 45 cm, elle pèse une trentaine de kilos.
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Pierre de Yap
Crédit image : Jean-Claude Camus / Banque de France
Présentation de la roue de Yap (Micronésie)
Crédit image : Wikimédia
Publié le 05 Août 2013. Mis à jour le 27 Février 2024