Pour célébrer l’entrée dans le monde de sa fille Jeanne, Émile Gaillard donne, le 10 avril 1885, un bal costumé grandiose auquel il convie plus de 2 000 invités. Cette réception constitue, en quelque sorte, la fête d’inauguration de l’hôtel du boulevard Malesherbes, achevé deux ou trois ans auparavant. Organisation, déroulement, rumeurs et articles de presse, glissez-vous dans la peau d’un invité de l’époque et découvrez les dessous de cette fête exceptionnelle.

Un changement de date de dernière minute

Dès février, le bal costumé est annoncé dans la presse. C’est l’un des premiers de la saison mondaine, après la pause du temps du carême. Le Figaro annonce ainsi : « On a déjà lancé des invitations pour quelques bals qui auront lieu après le carême. M. et Mme Gaillard, les propriétaires du bel hôtel de la place Malesherbes, cette reconstitution merveilleuse du château de Blois, donnent un bal costumé, dont la date est fixée pour le 11 avril. » (28 février 1885).

Mais l’actualité contrarie les projets d’Émile Gaillard : une grande réception est organisée à l’Hôtel de Ville de Paris à cette même date, notamment pour venir en aide aux familles des soldats français blessés ou tués dans la guerre qui continue de faire rage entre la France et la Chine, pour le contrôle du Tonkin.

« En apprenant que le bal de l’Hôtel de Ville était fixé au 11 avril prochain, M. Gaillard, de la place Malesherbes, a résolu, avec une grande courtoisie, d’avancer d’un jour son grand bal costumé qui aura lieu, par conséquent, le 10 avril » indique Le Figaro (8 mars).

Le choix du costume

Les préparatifs de la réception peuvent donc commencer. Grande question pour les invités : comment se costumer ? « Allez-vous au bal de M. Émile Gaillard ? Quel costume mettez-vous ? Quel est votre costumier ? – On ne parle plus d’autre chose. Pensez donc ! Un bal déguisé, donné par un des maîtres de la curiosité parisienne, dans son château de Blois de la place Malesherbes, une des merveilleuses, des plus étonnantes et des moins connues de la grand’ville. Il n’en faut pas davantage pour faire tourner les têtes. On court les musées, les cabinets d’amateurs, les marchands d’estampe ; on se plonge dans les cartons… », toujours selon Le Figaro (30 mars). Heureusement, le journal l’Art et la Mode propose « une poignée de costumes Henri II pour servir au bal que doit donner M. Gaillard ». Le journal précise que « le maître de la maison désire autant que possible que les costumes de ses nombreux invités soient empruntés aux règnes de Charles IX et de Henri II, de manière que l’illusion soit plus complète et à faire revivre pour un soir cette artistique époque » (28 mars).

Un contexte international inopportun

Les nouvelles de la guerre au Tonkin sont toutefois mauvaises en ce printemps 1885 : la perte de la ville de Lang-Son, fin mars, causa une émotion considérable en France (le gouvernement de Jules Ferry tomba le 30 mars). C’est dans ce contexte que, selon Le Gaulois, « un mauvais plaisant a mis en circulation un bruit d’après lequel M. Gaillard aurait décommandé le bal costumé qui est annoncé pour le 10 et envoyé aux organisateurs du bal de l’Hôtel de Ville la somme qu’il devait consacrer à sa fête ».

Une chance pour le commerce parisien

En fait, « M. Gaillard (…) n’a nullement songé à priver le commerce parisien de la manne bienfaisante que doit répandre la fête du 10, non seulement par ses mains, mais par celles de ses invités. » précise Le Gaulois (5 avril). « Le magnifique hôtel construit sur les plans du château de Blois est déjà livré à une armée d’ouvriers ; et l’on peut affirmer que ce cadre féérique sera digne du tableau que formera la foule des invités richement costumés. Baron, le fameux costumier, est débordé. Mais chut !... Ne commettons pas d’indiscrétions et ne gâtons pas la joie que se promettent nos plus jolies mondaines des éblouissements qu’elles nous réservent » susurre Gil Blas (7 avril).

La place Malesherbes embouteillée

Le grand jour arrive. Les journalistes sont place Malesherbes : « À l’extérieur, rien ne distingue la façade de l’hôtel de la figure qu’elle a dans les soirs ordinaires, si ce n’est la lumière qui incendie toutes les fenêtres, la foule des curieux massés sur les trottoirs, savourant le mouvement des voitures qui arrivent… Des gardes municipaux à cheval, bien entendu, et des gardiens de la paix veillent à la formation des files et au bon ordre des abords. » (Le Gaulois, 11 avril). « Vers onze heures, une longue file d’équipages stationnait le long du boulevard Malesherbes, s’étendant jusqu’à l’église Saint Augustin, attendant l’ouverture des portes du castel, dont les fenêtres à vitraux étaient brillamment éclairées… Enfin, après quelques minutes de retard, les heureux privilégiés pouvaient pénétrer dans le palais, et pendant près de deux heures, les voitures n’ont cessé d’amener sur la place Malesherbes les nombreux invités de M. Gaillard. Près des portes se tenaient plus de cinq cents curieux, saluant de rires ou de lazzis les costumes, dont quelques-uns ont remporté un grand succès d’excentricité. » (Le Matin, 11 avril).

Mais certains trouvent un moyen plus rapide d’accéder à la réception : « Un gentilhomme à cheval, en costume Moyen Âge, manteau sur l’épaule, est un personnage que l’on s’attend peu à rencontrer dans les rues du moderne Paris. Aussi, hier soir, à onze heures, les passants du boulevard Malesherbes s’arrêtaient-ils avec stupéfaction à la vue d’un cavalier ainsi vêtu qui descendait vers le parc Monceau… C’était le peintre Jacquet, qui avait trouvé ce moyen pratique autant que pittoresque de couper la file des voitures pour se rendre au bal Gaillard. Le procédé a réussi à merveille, du reste, car le cavalier faisait son entrée triomphale dans la cour du château une heure avant la foule des invités, qui le regardaient passer avec envie, morfondus au fond des coupés ou des fiacres. » (Le Temps, 11 avril).

Un accueil grandiose

Les invités pénètrent enfin dans l’hôtel Gaillard « Au pied de l’escalier, où un orchestre discret et doux fait entendre de vieilles musiques qui semblent lointaines et qui le sont, en effet, par la date de leurs airs, deux magnifiques hallebardiers, l’écu de France fleurdelisé sur la poitrine, avec l’initiale G brodée au milieu de leurs plastrons, frappent sur le sol, à l’entrée des arrivants. Là, un premier contrôle où l’on inscrit de fort beaux noms, ma foi, appartenant à toutes les aristocraties. Sur le premier palier, une autre paire de hallebardiers, pareils à ceux d’en bas et un second contrôle. (Le Gaulois, 11 avril).  Buffet dans la salle à manger, avec un paon superbe comme pièce centrale. À partir de là, l’escalier forme double révolution et, sur le palier, se tiennent M. Gaillard (en costume Henri II, tout violet) et Mme Gaillard en costume de la même époque, très sévère en velours noir. Mlle Jeanne Gaillard et sa sœur, Mme Gaston Levé, MM. Eugène et Joseph Gaillard, debout près de leurs parents, portant également des costumes Henri II de couleurs claires, composaient un groupe charmant. Mais l’effet le plus heureux, certes, était celui produit par la foule costumée qui passait et repassait sur ce merveilleux escalier Renaissance »   (Le  Matin, 12 avril).

Un intermède surprise

La réception bat son plein : « L’orchestre Desgranges, composé de vingt musiciens costumés, est placé dans une loggia pratiquée dans le grand salon. On l’entend, sans le voir, dans la galerie1, longue pièce toute tendue de tapisseries des Flandres, où la danse se déroule, en même temps que dans le grand salon... À onze heures, surprise : entrée d’une noce turque, à côté de laquelle pâliraient singulièrement les turqueries un peu fripées que la Comédie Française nous fait voir dans le Bourgeois Gentilhomme. Un jeune peintre de grand talent, M. Albert Aublet, qui figure lui-même dans le cortège en maître des cérémonies, a été le grand organisateur de ce tableau vivant, marchant, parlant et musiquant... Si l’on a admiré et fêté cet intermède, je vous le donne à penser. » (Le Gaulois, 11 avril) ; « Vers trois heures, tous ces personnages historiques ont soupé, assis, par groupes à d’innombrables petites tables placées dans la salle à manger et dans la galerie, et à six heures du matin, Alexandre Dumas, assis sur sa chaise de bronze, voyait, du haut de son piédestal, les personnages de la Reine Margot et de la Dame de Montsoreau, remonter dans les équipages qui les avaient amenés à cette fête merveilleuse. » (La Presse, 12 avril).

Jugée excessive ou enchanteresse, la fête du 10 avril 1885 divise la presse

La presse n’est toutefois pas unanime et le journal La Croix semble trouver excessives les dépenses occasionnées par cette soirée mondaine comme par d’autres soirées du type : « Nous faisons grâce des amirations pour le bal Gaillard qui a vu 3 000 invités, lesquels ont dépensé quelque 300 000 francs de toilette pour répondre aux 600 000 dépensés pour les recevoir, dans un hôtel neuf qui a coûté plusieurs millions…». Mais tandis que La Croix jugera la dépense excessive, Le Monde illustré du 11 avril n’hésitera pas à définir cet enchantement d’une nuit comme « l’un des plus beaux bals costumés dont on ait conservé le souvenir ».

 

 

 

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Sources : les articles de journaux d’époque cités ci-dessus peuvent être consultés (sauf L’Art et la Mode) sur Gallica (Bibliothèque Nationale de France).
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(1) Pièce aujourd’hui disparue.

(2) Il s’agit de la statue d’Alexandre Dumas père (1802-1870), auteur notamment des romans « Les Trois mousquetaires », « La Reine Margot » et « La Dame de Monsoreau ». Cette statue fut réalisée par Gustave Doré et inaugurée en 1883. Elle se trouve toujours place du Général Catroux.
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Photo de la famille Gaillard lors de la réception du 10 avril 1885.
Crédit : D.R
Une poignée de costumes Henri II pour servir au bal que doit donner M.Gaillard, in « L’art et la mode » du 28 mars 1885, page 203.
Crédit : 2013 – les éditions Jalou tous droits réservés

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Publié le 08 Mars 2019. Mis à jour le 12 Septembre 2019